© Max Armengaud
Retrouvez la cérémonie de l’hommage national en intégralité, dans la cour d’honneur des Invalides, le 27 avril 2022 (nos élèves à 46’10)
Par Denis Podalydès
Michel Bouquet venait assez peu, l’année où nous l’avons eu comme prof en 1986-87. Nous, c’était Maria de Medeiros, Anne Brochet, Nathalie Cerda, Patrick Pineau, Jérôme Kircher, Veronique Samakh, Magali Barney, Vincent Schmitt, Philippe Uchan, Caroline Faro, Anne Jacquemin, moi… La plupart du temps on travaillait avec Georges Werler, assistant de Michel et son metteur en scène quasi attitré. Assez régulièrement quand même, survenait Michel. On passait nos scènes. Il ne disait pas que c’était bien, ni que c’était mal, il racontait. L’auteur, la pièce, le ou les rôles. Commençait une sorte de féerie d’intelligence, de vie, de drôlerie, de science humaine comme nous n’en avions jamais entendue, ni à l’école, ni à l’université, ni dans les cours privés, nulle part. Une langue précise, inexorable, parfois impitoyable, dite dans une voix qui nous traversait de part en part, s’installait pour jamais dans nos esprits transformés.
Je me rappelle difficilement les contenus de ces discours qu’on ne notait pas, qu’on ne mémorisait pas, mais qui nous donnaient le sentiment partagé par tous qu’on entrait par cette voix tranchante, vive, cadencée, très drôle — je le répète, on riait beaucoup — qu’on entrait dans notre métier par la plus belle des portes, avec désir, avec feu, emmenés par une sorte de fou philosophe, terriblement rebelle aux préjugés, insituable — était-il de droite ou de gauche, classique ou moderne ? —, capable des plus grandes sorties lyriques : je me rappelle un jour qu’il a joué, je dis bien joué, tout un monologue de Roxane dans Bajazet, qui m’est resté si fort que je n’ai jamais pu revoir jouer ce rôle autrement qu’en le voyant lui. Capable aussi des plus grandes fureurs esthétiques : certaines m’échappaient complètement, ne les partageant pas, comme sa détestation générique des metteurs en scène (mais il avait des exemples en tête qu’il ne voulait pas livrer à notre ignorance ou notre inexpérience); d’autres étaient émouvantes: il avait tant d’estime et même de passion pour certaines scènes que nous avions travaillées, qu’il se révoltait tout net quand nous les abandonnions ou les maltraitions: colère terrible parce que Vincent Schmitt, qu’il adorait, ne voulait pas reprendre une scène de Marivaux que Michel estimait faite pour lui. Il arpentait la salle en répétant sur tous les tons : « il m’a chié dans les bottes / il me chie dans les bottes / tu m’as chié dans les bottes », et retour à la première. Ça devenait grandiose. Une réplique de grand répertoire. Du Thomas Bernhard.
Il écoutait les scènes de tout son corps, bouche ouverte, tête penchée sur le côté, un doigt ou deux sous le menton. Riait gravement, riait souvent de l’auteur plus que de l’acteur ou de l’actrice. Riait parfois béatement : je me souviens du Revizor de Patrick Pineau, qui jouait la fringale de Khlestakhov en poursuivant une mouche. Rire d’enfant, rire de joie, rire d’admiration. J’en fus jaloux, ne parvenant jamais à susciter chez lui un tel rire.
Il était pour moi autant un monstre du théâtre que j’avais adoré dans Le Neveu de Rameau de Diderot, par exemple, vu très jeune, que le bourgeois fiévreux et retors, le flic obsessionnel, le personnage à la conscience meurtrie, dostoïevskienne, que je n’adorais pas moins dans les films de Chabrol, de Boisset, de Truffaut. Présence double, fantôme étrange qui passait de l’écran de cinéma à mon écran de télévision, de la scène du théâtre au studio A du premier étage, où il marchait de long en large parfois sans retirer la gabardine qu’il portait sur son costume — je m’étonnais de le voir à peu de chose près habillé comme un de ses très populaires personnages de policier ou de grand bourgeois, si bien qu’il y avait une continuité troublante de l’écran à la vie — portant soudain une cigarette à la bouche qu’il n’allumait pas, se penchant sur l’un ou l’autre, parlant une fois à deux centimètres de mon nez. Je crois que j’en avais peur ou que j’éprouvais sa présence comme une chose sacrée, démiurgique, susceptible de m’exalter, de me fabriquer entièrement, ou de m’anéantir. Or il m’aimait, il nous aimait, suivait nos parcours, savait ce que nous devenions.
Des années plus tard, après une représentation du Roi se meurt où il atteignait vers la fin ce comble de l’art en réduisant sa voix, sa présence, tout son être qu’il paraissait quitter sous nos yeux, à celle d’un pauvre enfant perdu, à la suite de ce spectacle duquel je sortais ému et troublé, je frappais à la porte de sa loge, et l’entendant demander qui était là d’une voix qui réveillait mon appréhension d’autrefois, je dis mon nom, et il m’ouvrit aussitôt sa porte, en caleçon, tout sourire, léger, me dit d’entrer, appela sa femme, c’est Denis! dit-il, comme si j’étais connu d’elle aussi, comme si j’étais attendu, attendu depuis des années. Il me parla directement de notre scène de Thomas Bernhard, avec Philippe Uchan. Vingt-cinq ans nous séparaient de ces heures anciennes, mais sa ferveur, son goût, son envie même de nous voir à l’œuvre étaient intactes. Il sautillait de malice, riait et argumentait comme autrefois, même intelligence, même passion, j’étais étourdi, reconnaissant, très ému, on n’a même pas parlé du spectacle du soir, je n’ai même pas pu le féliciter.
La dernière fois que je l’ai vu, c’était à la soirée des Molières : grand sourire toujours, extrême gentillesse, il me dit ce soir-là : quitte la Comédie-Française ! Fais ton théâtre !
Je n’ai pas (encore) suivi son conseil, mais j’ai aimé l’expression : fais ton théâtre. C’est le mot d’un homme libre, aimant et enthousiaste jusqu’au bout.
Hier soir, avant de revoir La femme infidèle de Chabrol, où il est sublime, je l’ai écouté, simplement écouté. Dans Les Mots de Sartre, qu’il a intégralement enregistré, et dont je garde le précieux coffret, il est la voix même de l’intelligence, il est l’Ironie en personne, il atteint au tragique sarcastique. Jamais Sartre n’a été aussi bien lu, jamais le petit Poulou, l’enfant que fut Sartre, n’a été aussi profondément compris.
Et je me suis souvenu tout à coup de la première fois où je l’ai entendue, cette voix qui nous hante et nous captive : Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais. Je suis à l’école, j’ai douze ans : on nous projette ce film qui nous révèle les camps, la barbarie nazie, l’Holocauste, qu’on n’appelle pas encore la Shoah. La voix qui lit le texte de Jean Cayrol, c’est lui. Qui l’entend sait aussitôt qu’il rencontre la tragédie de l’Histoire en personne. C’est la voix des morts et la voix de la justice, la voix du temps et de la mémoire.
Regarder, écouter Michel Bouquet, dans ses films, ses pièces, ses enregistrements, c’est la plus belle leçon d’acteur qui soit.
Par Cécila Hornus
Depuis la disparition de Michel Bouquet, de ce grand comédien, et le Maître par excellence, (je parle bien entendu de ses enseignements prodigués au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique et de sa classe, la classe Michel Bouquet), je suis bouleversée de lire tant d’hommages magnifiques, tant de reconnaissance et de gratitude.
Ces témoignages, ces mots choisis pour remercier, se remémorer, résonnent en chacun de ceux qui ont eu le privilège de l’avoir comme Professeur, par la grâce de cette transmission si puissante, si clairvoyante, si implacable, que nous avons accueillie.
Michel Bouquet était dans le même temps impressionnant et bienveillant, passionné et concret, encourageant et exigeant.
Il parlait du vertige d’être comédien, de cette immense responsabilité d’être, d’être sur scène, de faire vivre le personnage, son identité faite de soi et différente de soi.
De la difficulté de mettre au monde, et de s’extirper de soi. De tenir la chronologie du rôle, en étant soumis à la fois à l’auteur, et au personnage afin d’arriver à partager leurs secrets.
L’Acteur, ce Je est un autre disait-il, empruntant la formule à Arthur Rimbaud.
Il évoquait aussi la difficulté de faire, et de celle, bien plus grande, de re-faire.
Tous les soirs, sur scène. Ce qu’il a accompli toute sa vie. C’était sa mission suprême.
Une souffrance, un exigence atténuée par la concentration et la domination des nerfs.
Arriver sur le plateau lavé des humeurs de la journée, pour ne pas contrarier la venue du personnage. Et sa vérité.
Nous écoutions sa parole incroyablement lucide. Elle nous surprenait, nous bousculait, nous intriguait, nous encourageait tout en nous mettant en garde.
Je l’ai vu appliquer sa méthode lorsque j’ai joué sa fille dans le Malade Imaginaire; tous les après-midis, vers 16h30, au Théâtre Hébertot, il arrivait dans sa loge pour relire sa brochure. Vers 18H, je frappais à sa porte, et il me laissait entrer pour l’écouter parler de Molière, un de ses auteurs de prédilection. Et quelle joie de jouer avec lui, quel bonheur, oui quel bonheur.
Ces enseignements étaient la stricte gymnastique physique, intellectuelle, morale, qu’il appliquait lui-même quotidiennement sur scène. Il était inspiré car prodigieusement talentueux, visionnaire, dans l’intelligence de l’interprétation, et parce qu’il était sans arrêt dans le jeu, la force du verbe, et aimait passionnément faire le passeur avec nous, accompagné dans cette haute mission par son ami et metteur en scène Georges Werler.
J’ai un chagrin immense, consciente de la chance qui m’a été donnée d’être son élève, pendant deux ans, car j’ai choisi de rester dans sa classe une année supplémentaire. Cette peine, c’est de regarder en arrière, de se re-figurer, au gré de ma conscience et de ma mémoire, tant de souvenirs, de voir surgir les sourires, résonner les inflexions de sa voix profonde, ses mises en garde, sa gentillesse infinie. Cette main sur notre épaule.
C’est aussi de conscientiser que Michel parti, c’est l’énergie de ma jeunesse et de mes espoirs qui s’est envolée aussi, ce monde des possibles qui chuchotait à nos oreilles dans les couloirs et les studios de répétitions du Conservatoire. Il m’a offert, comme à tant d’autres, (et je pense vivement et affectueusement à tous mes camarades de promotion et ceux d’avant et ceux d’après ) des clés uniques et précieuses que j’ai toujours taché d’utiliser dans ma construction en tant que comédienne.
Sa disparition fragilise cet édifice.
J’ai perdu mon Père de Théâtre.
Je pense beaucoup à sa famille, à ses proches, à Georges et à Juliette son épouse adorée.
Par Laurence Masliah
Michel Bouquet, Mon maître, Au sens profond du terme.
C’est aujourd’hui – quand je dis aujourd’hui, je parle de ces dernières années, depuis que la transmission est devenue ma raison d’être – c’est aujourd’hui que j’en ressens le plus les effets.
Michel Bouquet, celui qui m’a tout donné, celui de qui j’ai tout reçu, et de qui j’ai tout gardé.
D’abord, de façon presque inconsciente, comme un trésor enfoui mais bien présent.
Puis l’enseignement, à mon tour, m’a fait revenir à lui plus que jamais, de façon consciente cette fois. Mes élèves le savent, auxquels je rebats les oreilles de ses conseils incontournables, essentiels, fondateurs. Avec lesquels je ne suis jamais avare d’anecdotes le concernant.
Michel Bouquet n’a pas seulement été mon professeur. Nous nous sommes rencontrés, pendant une année, trois fois par semaine. J’ai bu ses paroles, écouté ses conseils rassurants quand j’étais trop ébranlée. « Tu te troubles Laurence, ne te trouble pas »
Michel ne nous dirigeait pas. Il nous apprenait le travail acharné, la lecture acharnée, car « l’acteur est un être culturel ». Il s’adressait à chacune et à chacun en tenant compte de nos fragilités et de nos points forts. Il nous parlait, beaucoup, parfois pendant des heures, et certaines phrases résonnent encore à mes oreilles 40 ans après.
« Il faut jouer les contraires », « Ce n’est pas toi qui dois être émue, c’est le public », « Il faut que tu mâches le texte, encore et encore », « Il faut jouer l’auteur avec humilité, c’est l’auteur qui compte »…
Quand j’écoute ses cours enregistrés au Conservatoire en 1986 et 1987, je suis épatée par sa drôlerie que j’avais un peu oubliée, par son humour et sa modernité de pensée. Ce n’était pas un être policé. Il avait une sorte de classe, sans le filtre de la « bonne éducation ». Je pense qu’il prenait même un malin plaisir à employer des mots un peu crus, à provoquer.
J’ai maintenant lu ses entretiens, regardé de façon presque compulsive ses interviews, lu les pièces qu’il a jouées, vu les films auxquels il a participé. Jamais de lassitude à le côtoyer, même virtuellement. Toujours et encore de plus en plus d’admiration. Pas de celle qui met sur un piédestal. Non. De celle qui fait revivre de façon incroyablement présente, les moments privilégiés que j’ai eu la chance de vivre avec lui, et avec mes camarades de la promo 1985. Celle empreinte d’une immense affection.
Aujourd’hui, ce n’est pas un au revoir, ni même un adieu, car Michel est, et sera toujours, mon maître de théâtre, et je l’en remercie de tout mon cœur.
Laurence Masliah, écrit le 18 avril 2022